Comme le remarque Christiane Paul, professeure associée d’étude des médias à la New School de New York, dans son ouvrage intitulé L’Art numérique, il convient au préalable de faire « la distinction entre l’art qui utilise le numérique comme simple outil pour créer des objets plus traditionnels – photographie, impression, sculpture ou musique – et l’art qui l’utilise comme médium à part entière. Dans ce second cas, l’œuvre est pro–duite, stockée et présentée uniquement sous for-mat numérique et en exploite le potentiel interactif ou participatif ».
Les arts numériques, qui obéissent à des instructions précises, trouvent leurs racines dans le mouvement dadaïste des années 1920, et plus précisément dans l’œuvre de Marcel Duchamp et de Man Ray. Les processus combinatoires obéissant à des règles strictes de la poésie dadaïste furent repris par les membres de l’OULIPO, et de nombreux auteurs d’environnements créés par ordinateur s’inspirent encore de ce type de combinaisons. Dans les années 1960, le mouve-ment d’art contemporain Fluxus, influencé par le dadaïsme, toucha principalement les arts visuels, mais aussi la musique et la littérature, et visait, par un humour dévastateur, à faire éclater les frontières entre les arts et à construire un lien entre l’art et la vie.
Les concepts, voire les spécificités et l’esthétique de cette technologie nouvelle s’inspirent par ailleurs souvent des romans de science-fiction.Le passage de l’ère industrielle à l’ère électronique s’est accompagné d’un intérêt croissant des artistes pour les croisements entre art et technologie, qui allait se développer dans les années 1970 et 1980 avec l’arrivée des nouvelles technologies (vidéo, satellites). Au cours de cette période, les arts numériques ont évolué pour regrouper une grande diversité de pratiques, allant de la créa-tion de projets « orientés objet » à celle d’œuvres visant à élaborer des objets virtuels « orientés processus ». Mais ce n’est qu’au cours des années 1990 que les arts numériques ont fait leur entrée progressive dans le monde de l’art. Aujourd’hui, les relations entre « arts numériques » et « art contemporain » sont complexes.
Les technologies numériques et les médias interactifs contribuent en effet à remettre en question les notions traditionnelles d’œuvre d’art, de public et d’artiste. L’artiste n’est plus l’unique créateur d’une œuvre, mais souvent le médiateur ou l’animateur des interactions entre le public et celle-ci. Le processus de création lui-même est sou–vent le fruit de collaborations complexes entre un artiste et une équipe de programmeurs, d’ingénieurs, de scientifiques et de designers graphiques.
Un certain nombre d’artistes numériques ont eux-mêmes suivi une formation en ingénierie. Le médium numérique pose en outre divers problèmes au monde de l’art traditionnel : lieu d’exposition, collection, vente, conservation… On soulignera le fait que le qualificatif «numérique» appliqué à l’art ne fait pas l’unanimité sous toutes les latitudes. On assiste à un flou sémantique qui trahit des appartenances géographiques et/ou artistiques parfois très éloignées. Sans exhaustivité, on mentionnera ainsi les termes « art médiatique », « multimédia», « transmédia » qui se font concurrence. Cette terminologie est parfois peu convaincante, du fait d’une traduction anglaise littérale et de la charge trop marquée du mot « média » en français, qui recouvre définitivement une autre réalité que celle des pratiques artistiques émergentes du 21e siècle. La forme grammaticale trahit également un statut particulier : pour le philosophe français Yves Michaud, « le fait même qu’on hésite à parler d’art numérique au singulier ou d’arts numériques au pluriel dit beaucoup sur le caractère hybride de la notion ». Nous choisirons ici de parler de préférence d’« arts numériques », en référence à la dénomination de la Commission des arts numériques en Communauté française, mais aussi de « création numérique » ou d’« œuvre d’art numérique ».
Le présent Dossier s’articulera en deux parties. La première partie, d’ordre général, examinera les définitions des arts numériques, en dressera une typologie, décrira l’évolution de ceux-ci et analysera leurs canaux de diffusion. La seconde partie traitera plus précisément des arts numériques en Communauté française et se penchera sur le contexte d’une reconnaissance progressive de ces arts, sur les mécanismes d’aide mis en place, sur les lieux de formation et d’enseignement, et enfin sur les artistes, galeries et entreprises qui s’y intéressent. Précisons que la Communauté française a décidé, en mai 2011, d’adopter la dénomination « Fédération Wallonie-Bruxelles » dans sa communication interne et externe. Ce nouveau nom n’ayant cependant pas la portée juridique que lui donnerait une révision de la Constitution allant dans le même sens, nous maintiendrons, dans ce Dossier, l’appellation constitutionnelle de Communauté française
Laurent Diouf